Jacqueline, 85 ans, est hémiplégique suite à plusieurs épisodes d’AVC et vit avec son mari dans une grande maison. Elle est très bien entourée de ses 2 filles, très impliquées et présentes pour elle et leur père.
Je passe pour des soins infirmiers bi-quotidiens.
Elle a récemment eu quelques malaises et est en larmes parce qu’elle n’est plus en capacité de faire la kinésithérapie ; elle marchait avec le déambulateur. Le moindre effort l’essouffle et elle se voit encore plus diminuée. Son corps est très raide, il faut beaucoup la stimuler et l’encourager car elle se décourage assez vite.
Le bilan sanguin montre une anémie sévère (hémoglobine < 7), ce qui explique ses symptômes. Je m’attends à ce qu’elle soit transfusée, le médecin passe dans l’après-midi. A ma grande stupéfaction, le traitement prescrit est réduit à la prise quotidienne d’ampoules de granions de fer sur une longue durée et il n’y aucun examen d’investigation demandé.
Je partage avec ma collège mon inquiétude qui est celle de « perdre » la patiente « bêtement » d’une décompensation cardiaque alors qu’une transfusion sanguine améliorerait nettement son état général (physique et moral). De plus, je questionne sur le fait qu’elle doit bien saigner de quelque part pour perdre autant de points d’hémoglobine, mais qu’à son âge et au vue de ses antécédents médicaux, est-il judicieux de trop chercher ?!
Je propose à ma collègue de discuter avec la famille de la prise en charge qui ne me paraît pas la plus cohérente et adaptée. Il est vrai que mon point de vue est celui d’une infirmière et non celui d’un médecin, mais quand même, cela ne m’empêche pas d’avoir du discernement, une éthique et des neurones connectés !! Laisser en l’état la situation signifie pour moi, être complice du pire qui se profilait et qu’il m’est difficile d’accepter. Ce n’est pas la mort que je redoute parce que nous sommes tous amenés à quitter ce monde un jour ou l’autre de toute façon, mais je remets en question les conditions de la prise en charge.
Ma collègue me répond que sa fille a le même médecin traitant et ajoute qu’elle n’est pas très commode ; sous-entendu, on va mettre tout le monde à dos… ça craint un max !
On ne va pas en rester là quand même ?!… Elle est d’accord mais il y a un blanc quand je lui demande qui va se charger d’appeler la fille.
Je m’y colle avec appréhension et doute : je ne suis pas très ancienne dans le cabinet et ce que j’envisage de faire, est ce vraiment le mieux pour la patiente ?! De quoi je me mêle après tout. Du coup je pose la problématique autrement :
si c’était quelqu’un de ma famille… ma mère par exemple, il est certain que je n’en resterai pas à être une simple exécutante, à être cette « sois belle et tais-toi »…
Ma position ne peut être que juste !
J’appelle la fille, Kate et lui expose le fait que l’anémie est très importante et le traitement me semble petit, « rikiki », surprenant car disproportionné ; qu’une transfusion me semblerait plus adéquat de mon point de vue infirmier. Elle me répond qu’effectivement elle est d’accord.
J’ai l’impression de gagner un point, j’ai bravé le premier obstacle!
J’appelle ensuite le médecin traitant, homéopathe. J’insiste auprès d’elle sur le fait que la patiente a des malaises à répétition au moindre effort, que dans ces conditions la kinésithérapie est suspendue ; que du coup son moral est sapé et qu’elle est en pleurs, se voyant encore plus diminuée et dépendante.
Le médecin aborde elle-même le sujet de la transfusion, je me sens soulagée et saute sur l’occasion en rétorquant que sa fille est d’accord. Aurai-je marqué le 2e point ?!…
Tout s’écroule quand elle me dit « je vous fais une ordonnance pour la transfusion ». Ai-je bien compris, je marque en temps d’arrêt, interloquée et lui réponds « euh, les transfusions se font à l’hôpital ». Elle conclut en ajoutant qu’elle passerait revoir la patiente ce soir.
A mon passage chez Jacqueline, la fille est encore là et me raconte les échanges avec le médecin : Kate a évoqué la transfusion ce qui a mis hors d’elle le médecin qui est partie en claquant la porte !! No comment…
Jacqueline a été hospitalisée en urgences dans la nuit, transfusée de 2 culots de sang dans la foulée et la cause a été trouvée : elle saigne au niveau de l’estomac mais il est décidé qu’il n’y aurait pas d’autres investigations. Le dossier de la patiente âgée et aux lourds antécédents est récusé par l’anesthésiste du fait de sa pathologie vasculaire : sténose des carotides très serrée, donc balance bénéfice/risque en défaveur de toute intervention invasive et chirurgicale.
La fille autant que les parents ont changé de médecin traitant.
Jacqueline est revenue chez elle au bout d’une semaine et a continué à mener sa vie de routine d’avant l’épisode « anémie » auprès de son mari. Ayant changé de cabinet j’ai arrêté le suivi chez eux.
Plus d’un an et demi après, j’ai reçu un message de Kate m’informant de l’hospitalisation de son père pour détresse respiratoire. Georges est décédé en réanimation quelques jours après.
Georges sera le cas 12 – Le départ du mari de Jacqueline
NB :
Il n’est pas toujours facile de se positionner, mais suivre et défendre ses valeurs et son éthique est ce qui m‘a toujours guidée et continue d’être le pilier fondamental de ma pratique.
Avoir le courage de ces convictions m’a coûté de ne pouvoir mener une carrière prometteuse de cadre de santé au CHU.
Je n’ai aucun regret, bien au contraire, je le vis comme une délivrance d’avoir été autant malmenée, ensuite comme une immense chance et surtout comme une évidence d’incompatibilité du fait du paradoxe trop violent!…
Je suis la Paix et la Douceur… 🙂